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Un quart d'heure avec le penseur
4 juin 2020

L’innovation entre norme, habitus et ambivalence sociale

Illustration innovation

Dans les classes dominantes, l’utopie néolibérale du futur a le vent en poupe. Il est de bon ton en effet de disserter sur l’avenir, de s’interroger sur l’organisation du monde de demain. Au sein des grandes écoles ce discours passe notamment par la réflexion sur « l’innovation », véritable « buzzword », concept-phare, pont-aux-ânes des différents modèles du business de l’avenir. Dans un numéro spécial de la Harvard Business Review (2016), intitulé Le Must de l’innovation, dix thèses révolutionnaires pour s’adapter à un monde en mutation, quelques-unes des clés de la réussite se trouvaient ainsi résumées : « Mise à jour des opportunités d’innovation par l’étude du comportement humain dans son environnement naturel, écoute des autres renforcée par la mise à disposition de moyens d’expression multiples, amélioration des « process » et des produits au moyen d’évaluations permanentes, création de valeur nouvelle par synthèse de connaissances diverses, identification des corrélations possibles entre différents phénomènes, mise en place de réflexions alternatives sur les problèmes pour leur trouver des solutions innovantes, exploration des possibilités multiples en diversifiant les perspectives, adaptation au risque par la modélisation des idées nouvelles, transmission optimale d’un concept en vue de favoriser l’épanouissement des idées etc.. ». L’exigence de « renouvellement permanent » en vue d’obtenir un avantage compétitif sur le marché – quel que soit ce marché – est à l’ordre du jour.

Dans un univers hyperconcurrentiel, qui se présente comme étant en perpétuelle mutation – mais qui est, selon nous, surtout, en accélération croissante – on comprend la nécessité de se situer à la pointe de l’innovation. C’est de l’innovation que dépend en effet l’avantage compétitif qui permettra à l’entreprise X de survivre face aux autres entreprises sur le même segment de marché. Le moindre retard à l’allumage apparaît dans ces conditions absolument fatal. Mais, ce qui nous intéresse plus particulièrement, au plan de l’analyse critique du discours dominant, c’est de comprendre comment ce vocabulaire de l’innovation, qui a envahi le champ universitaire et médiatique, s’est peu à peu imposé. Comment l’innovation s’est-elle imposée comme norme dans les milieux intellectuels ? Qu’est-ce que cela signifie du point de vue des relations sociales ? N’y a-t-il pas une ambivalence dans cette notion même d’innovation ?

Pour le comprendre il est intéressant de se reporter à deux théories sociologiques qui sont parfois présentées comme opposées : le fonctionnalisme structural de Talcott Parsons et la sociologie différentielle de Pierre Bourdieu. A travers ces deux modèles d’analyse on peut comprendre à la fois comment l’innovation est devenue une norme sociale, un impératif auquel chaque individu sous peine d’exclusion est sommé de se conformer, mais aussi une disposition acquise, un habitus, qui permet à ceux qui possèdent les clés de l’innovation et du futur de se distinguer socialement des autres acteurs sociaux, forcément relégués dans des sous-groupes dominés, considérés comme ringards, dépassés, obsolètes.

L’innovation une norme de comportement social

Il n’est pas selon nous anodin de retrouver le concept d’innovation à la fois en une du magazine de l’une des plus grandes universités américaines, Harvard, mais aussi dans le discours journalistique dominant, que ce soit au 20 heures de TF1, dans les pages « saumon » du Figaro ou dans les émissions de divertissement de Cyril Hanouna. Tous ces acteurs sociaux dominants prétendent, en effet, innover. Tous parlent de modernité, de monde nouveau. Ils n’ont même que ces mots-là à la bouche. Cela prouve que l’innovation n’est pas seulement un concept idéologique reflet du fonctionnement néolibéral de l’économie, du business-modèle de l’ « obsolescence programmée » théorisée par Schumpeter, – modèle qui ne serait vanté que dans des journaux économiques comme Les Echos, La Tribune ou le magazine Challenges –, mais qu’elle est devenue une norme sociale.

Pour le comprendre il faut revenir à la théorie sociologique fonctionnaliste de Malinowki (1884-1942) et de Talcott Parsons (1902-1979). Ce modèle d’analyse d’abord développé par Malinowki dans sa Théorie scientifique de la Culture (1944) puis érigé en théorie générale par Talcott Parsons dans Le Système social (1951), est essentiel pour comprendre le fonctionnement d’une société. Dans leurs ouvrages, Malinowski et Parsons expliquent que l’ordre d’une société se fonde sur un certain nombre de valeurs, que ces valeurs sont érigées en norme par des institutions et que ces institutions imposent un certain type de comportement, de rôle consensuel correspondant aux valeurs sociales diffusées par l’institution elle-même 1.

Ces « institutions » qui peuvent aussi bien être de grandes écoles, des universités, que des groupes sociaux apparemment moins prestigieux – par exemple un petit club de sport en banlieue parisienne, un regroupement annuel de fans de musique rock dans l’ouest de la France, le 19/20 sur France 3 ou une danse de la pluie effectuée par un chaman dans une société première – jouent donc un rôle essentiel en imposant des valeurs qui sont acceptées par chaque personne influencée par ou se reconnaissant dans l’institution. Dans la mesure où chaque individu se conforme aux valeurs produites et diffusées par l’institution, il attend en retour que les autres individus s’y conforment, et c’est de ce conformisme social, institutionnellement contrôlé, que naît l’ordre social. 

Or, ce qui apparaît clairement, c’est que dans les sociétés technologiquement avancées, l’innovation, quel que soit le domaine où l’on évolue, commerce, industrie, presse, sport, université etc.. est devenue le leitmotiv du discours dominant. L’innovation s’est érigée en valeur normative du comportement social. Il convient désormais de s’y conformer. Elle définit le nouvel ordre, le nouveau schème majoritaire de comportement social. Quiconque ne s’y conforme pas est déclaré « has been », « antimoderne » voire « réactionnaire ». Il faut être innovant sous peine de subir la loi de l’exclusion sociale : c’est ce qui est d’ailleurs arrivé aux gilets jaunes. Déclarés antimodernes, compris comme des rebuts de la société, des dinosaures, ils ont été repeints aux couleurs du fascisme « old style » par les medias de l’Etat profond puis traités avec la plus grande violence par un pouvoir politique qui se conçoit comme entièrement dévoué à l’innovation, à la start-up nation, à l’utopie néofuturiste etc..

En tant que salarié Il convient également d’être toujours prêt à innover, à se renouveler, c’est-à-dire à changer de profession, en fonction des aléas du marché du travail, sous peine, là aussi d’exclusion. Le salarié moderne ayant perdu la garantie de l’emploi à vie offerte pendant les trente glorieuses comme élément du pacte social d’après-guerre, est soumis à l’impératif de l’innovation permanente rebaptisée « formation professionnelle continue ». Cette remise en question salariale, qui va de pair avec la fameuse « mobilité » ou « flexibilité » des travailleurs modernes n’est, bien sûr, en réalité, que le corollaire de la précarisation croissante, des bouleversements destructeurs opérés à l’intérieur du marché du travail sous l’effet notamment de l’accélération. Mais cela, finalement, est sans importance au plan de l’ordre social. Ce qui compte, c’est que le discours de l’innovation perpétuelle (savoir s’adapter, savoir changer de métier, savoir changer sa vie) soit adopté comme règle sociale, intériorisé comme norme par chaque personne afin que l’ordre social lui-même ne soit pas contesté.

Enfin, à l’heure de l’innovation perpétuelle, il est impératif d’être jeune ou de paraître tel car la jeunesse est censée être innovante. Elle n’est, selon la théorie en vigueur, pas réfractaire au changement. Elle sait et peut s’y adapter mieux que les anciennes générations, lesquelles sont sommées elles aussi de paraître toujours jeunes sous peine d’être sacrifiées. Le Grand âge n’a pas bonne presse de nos jours. Ce n’est pas simplement un problème de solvabilité, c’est aussi un problème d’image sociale, de fonctionnement social. Sous ce rapport l’abandon de nos anciens dans les Ehpad, pendant la pandémie de covid-19 est aussi une conséquence de l’adoption de l’innovation comme clé du comportement social. Des vieillards de plus de 80 ans ne peuvent pas être innovants. Ils constituent donc un poids mort pour la société et peuvent être abandonnés, sans traitement, sedatés même, ce n’est pas un problème pour nos décideurs.

Quiconque ne se conforme pas à ce que nous pourrions appeler après Malinowski la « charte » 2 néolibérale de l’innovation, est en danger de mort sociale. Il ne fait pas bon désobéir à la charte et même si cette charte est non-écrite malheur à ceux qui n’entrent pas dans le cadre de son code juridictionnel dont on pourrait ainsi résumer les principes : «  Vers la nouveauté toujours tu accéléreras, Au marché tout tu sacrifieras, Pour la modernité tu mourras ». Bien sûr tout le monde n’a pas envie de se conformer à cette charte. Certains lui préféreront par exemple le triptyque « Liberté, Egalité, Fraternité », mais il faut bien comprendre que pour les prospectivistes et autres innovateurs sociaux, la devise républicaine est éculée. C’est de l’histoire ancienne. Place à la modernité et à la charte de l’innovation permanente. Quant à ceux qui voudraient innover en vue de construire un autre monde, non déterminé par les lois du profit, écologiquement soutenable, socialement équilibré, ils sont également priés de passer leur chemin. Le système de domination ne sélectionne que les innovations profitables à court terme.

L’innovation un habitus de classe

On a souvent reproché à Bourdieu son déterminisme sociologique, de même on a tendance à interpréter sa théorie dans un sens opposé au fonctionnalisme de Malinowski et de Parsons mais, à y regarder de plus près, il n’en est rien. Les théories bourdieusiennes du « champ social » ou de l’ « habitus », – comprise comme disposition, aptitude socialement acquise –, viennent compléter les théories fonctionnalistes, elles ne s’y opposent pas 3. Pas plus qu’elle ne s’opposent aux acquis de la pensée de Marx et d’Engels en matière d’analyse de classe. Ce que Bourdieu veut élucider avec sa théorie de l’habitus ce sont les différentes manières d’être, les différents styles de vie au moyen desquels les « normes » dont parlent les théoriciens précédents sont assimilées, intégrées, intériorisées par l’individu. Il ne s’agit donc pas tant, dans l’esprit de l’auteur des Héritiers (1964) de produire une explication non-fonctionnelle ou anti-fonctionnelle de la société que de mettre au jour les processus d’intégration des normes sociales, de montrer comment ces dernières permettent aux uns et aux autres de se distinguer dans le champ social, d’intégrer ou de refuser d’intégrer des groupes ou des sous-groupes appartenant à ces champs.

Ainsi dans La Distinction (1979) Bourdieu met en évidence le fait que les différences entre les jugements de goût en art, par exemple, mais aussi dans le domaine culinaire, relèvent moins de l’apparente singularité des gouts individuels que d’appartenance de classe, de systèmes de reconnaissance sociale entre les individus membres d’un même groupe. Il montre ainsi comment, en matière de musique, tel groupe de la haute bourgeoisie aura tendance à apprécier Bach et Mozart, tandis qu’un groupe plus populaire appréciera Le Beau Danube bleu et un groupe intermédiaire, disons celui de la classe moyenne, un morceau de Gershwin. Les normes en matière de goût musical ne sont donc pas choisies au hasard : elles sont fonction d’appartenances de classe, apparemment inconscientes, invisibles au premier coup d’œil 4.

Mais Bourdieu explique également dans cet ouvrage comment le choix de telle norme en matière de musique plutôt que de telle autre permet également à l’individu de se distinguer. On se distingue d’autant plus du « petit peuple », par exemple, que l’on montre son goût pour les grands opéras de Mozart et son relatif désintérêt pour Le Beau Danube bleu ou une petite opérette de quatre sous. Entre le Dom Juan de Mozart et Méditerranée interprété par Tino Rossi on opère des choix esthétiques normatifs essentiels car entre ces deux univers musicaux il y a une grande distance sociale. Du point de vue de la dynamique sociale le trajet d’un individu sera également d’autant plus significatif qu’il fait évoluer son jugement de goût vers des valeurs, des normes, considérées comme socialement plus élevées. C’est là que le jugement de goût participe de ce que Bourdieu appelle l’habitus, c’est-à-dire l’ensemble des valeurs incorporées, sous la forme de dispositions acquises, au fur et à mesure du processus de socialisation, valeurs et normes qui sont appelées, pour un même individu, soit à demeurer les mêmes, soit à changer.

Or, ce qui nous semble déterminant dans la valeur de l’innovation, telle qu’elle s’est imposée dans le champ social depuis plus de 25 ans, c’est qu’elle constitue un habitus de classe très important. Un individu « orienté futur », toujours prêt à relayer le discours de l’innovation, de la compétitivité, de changement permanent – et ce quel qu’en soit le coût social – montre sa conformité ou sa disposition à la conformité par rapport au discours institutionnel dominant. Il marque par là en effet qu’il n’est pas un « réac », un rétrograde, un gilet jaune, un populiste, mais qu’il comprend les exigences de la « modernité en mouvement », bref qu’il est socialement compatible avec le discours promu par les élites. Il est donc à la fois socialement disponible et apparaît potentiellement comme un homme de confiance. L’ouverture au discours sur l’innovation est un marqueur social qui permet de distinguer le bon grain de l’ivraie, les individus socialement compatibles avec l’ordre néolibéral dominant, de ceux qui se révèlent être des perdants, des « losers » ou, plus grave encore, des réfractaires, des dissidents.

C’est aussi un marqueur qui permet de se distinguer en brillant, au sein de la bonne société, en apparaissant comme un individu tolérant, moderne, ouvert sur le monde, sur son avenir, plutôt que comme une personne « dogmatique », repliée sur elle-même, enfermée dans une image convenue du passé, nostalgique peut-être même d’une période qu’elle n’a pas connue. Mais l’habitus de l’innovation – compris comme schème directement intégré au comportement et à la vision du monde de l’individu qui l’incorpore – ne marque pas seulement une conformité à l’ordre social ambiant, il permet aussi de faire croître ce que Bourdieu dans La Distinction appelle son capital symbolique. Il arrive en effet un moment où le fait non seulement d’accepter le « charte de l’innovation » mais d’être capable de l’enrichir conceptuellement par des analyses notionnelles devient un facteur de croissance pour l’évolution d’une carrière.

Sous ce rapport, par exemple, il est clair que la capacité, l’aptitude à apparaître socialement comme un spécialiste l’innovation, du futur néolibéral parfait, de l’accélération des processus économiques, distingue et valorise considérablement celui ou celle qui tient ce genre de discours. C’est alors même que l’on est baptisé du nom d’ « expert » et que l’on se trouve grassement rémunéré. Dans un système fondé sur la recherche économique permanente de l’innovation technologique ainsi que sur l’innovation comme norme sociale, le fait de développer un discours prospectif sur l’innovation (économique, culturelle, politique, scientifique) vous place même en position de décideur dans le champ social. Vous appartenez tout d’un coup  au « dessus du panier ». C’est ainsi que des carrières comme celle de Jacques Attali et d’Emmanuel Macron se sont à la fois déployées et renforcées. On les comparera utilement aux destins sociaux de ceux qui n’ont pas pu ou pas su s’adapter aux exigences de l’innovation, trajectoires sociales poignantes décrites par Pierre Bourdieu dans La Misère du monde (1993) 5. Pour Attali et Macron, en tout cas, le choix de s’intéresser à l’innovation, à l’accélération sous toutes ses formes, s’est avéré payant. Il les a positionnés comme des acteurs prépondérants à l’intérieur du champ politique et social, allant jusqu’à leur réserver des places éminentes, du rôle de conseiller du prince jusqu’à prince lui-même. Nous ne sommes pas en manque, en France, de ce type nouveau de « Rastignac du futur ».

La fabrique de la domination passe donc aujourd’hui par le discours sur l’innovation, comme elle passait hier par le discours sur la tradition. Le monde a changé de base. Le rythme du temps social mondial s’est accéléré. Les valeurs se sont déplacées, ont été transformées, métamorphosées. Les institutions elles-mêmes ont été bouleversées. Les lieux de pouvoir ne sont plus tout à fait les mêmes. Ils ont été transférés des couloirs des palais présidentiels vers les instituts du futur ou les services de prospective des grandes multinationales. Sans doute devons-nous le regretter – parce que ces lieux de pouvoir paraissent bien éloignés de toute forme de décision populaire contrôlée – mais il reste à savoir sur quelle base l’innovation comme valeur normative, socialement dominante, peut être discutée. Si l’innovation est une valeur clé de notre système, institutionnellement légitimée, par les différents appareils idéologiques d’Etat dont nous avons déjà parlé, comment est-il possible d’en discuter la validité ? C’est ce que nous voudrions essayer maintenant de faire en nous appuyant sur un autre théoricien du fonctionnalisme sociologique : Robert King Merton.

L’ambivalence de l’innovation et Star Wars

Elève de Parsons, Robert K. Merton (1910-2003) a développé aux Etats-Unis une branche importante de la sociologie fonctionnaliste. Longtemps considéré comme un simple épigone de Parsons et du fonctionnalisme structurel, Merton s’est avéré un sociologue fécond, capable de nuancer, de discuter certains des aspects en apparence les plus rigides de la théorie fonctionnaliste. En réfléchissant sur les effets pervers, les effets imprévus de l’action sociale, il est parvenu à construire des concepts passés dans le vocabulaire sociologique commun – comme l’idée de « prophétie autoréalisatrice », de « sérendipité », de « dysfonction sociale », de « fonction latente et de fonction manifeste », d’ « ambivalence fonctionnelle » 6 ou « d’effet Matthieu » – qui ont permis d’affiner le modèle explicatif fonctionnaliste classique.

On sait, en effet, que l’un des problèmes principaux, reconnu par Parsons lui-même, dans le cadre du schéma d’explication fonctionnaliste, tient dans la difficulté à expliquer les transformations opérées dans le champ social. Comment les normes et les institutions se transforment-elles ? Sous l’effet de quelles forces, de quels événements les structures sociales fondamentales peuvent-elles être amenées à bouger ? C’est ici que la réflexion de Robert K. Merton apparaît déterminante. Avec sa réflexion sur ce que l’on pourrait appeler les défaillances du système, l’imprévisibilité sociale, Merton a ouvert une porte destinée à rendre raison des changements sociaux, en dehors de la simple dynamique des classes sociales, de la lutte des classes exposées par Marx. Il a montré par exemple que les institutions et les valeurs « socialement légitimes » n’étaient pas sans ambiguïté, sans ambivalence. Le fait de se présenter comme une valeur socialement dominante, institutionnellement révérée, n’exclut pas la présence d’effets indésirables, d’effets pervers.

Autrement dit toutes les normes sociales ne sont pas fonctionnelles au sens où elles peuvent être à l’origine de dysfonctionnement sociaux importants. Prenons l’exemple de l’interrogation oraculaire chez les peuples grecs anciens. On sait par exemple qu’avant de décider d’une opération militaire les Grecs avaient l’habitude d’interroger les oracles. C’est ainsi que Thémistocle lors des guerres médiques tire de l’oracle de Delphes des conclusions tactiques qui vont lui permettre de vaincre la puissante armée des Perses. Mais cette tradition d’interrogation oraculaire va se révéler totalement contre-productive lorsque Nicias, opérant de la même manière, va décider de l’intervention de l’armée athénienne à Syracuse. Après avoir consulté l’oracle il décidera d’attendre avec sa flotte et de laisser l’armée sur place. Cette erreur tactique aura un coût terrible pour l’Empire maritime athénien. Toute la flotte et l’armée seront faites prisonnières. Le déclin de l’Empire athénien date de cette période.

C’est, bien entendu, dans une perspective mertonienne, l’ « ambivalence » de l’art oraculaire qui est à l’origine de la déconvenue, de la défaite même de l’Empire athénien. Une fonction sociale parfaitement intégrée, disposant de puissants moyens institutionnels, (temples, actes divinatoires, prises de parole oraculaires, nombreux devins) se révèle être totalement dysfonctionnante dans une situation historique où le risque et l’incertitude sont très élevés – ce qui est particulièrement le cas en temps de crise ou de guerre. L’art oraculaire était en réalité ambigu, ambivalent. Susceptible aussi bien de décider de la victoire que de précipiter la défaite, il dépendait surtout de la capacité de l’interprète politique à tirer les bonnes conclusions : sous ce rapport Thémistocle était bien supérieur, comme stratège, à Nicias.

Or, il nous apparaît qu’il en va de même du paradigme de l’innovation et de toutes les institutions qui en font la promotion ou l’incarnent. Ce paradigme correspond en effet plutôt bien à un modèle de croissance hyperconcurrentiel où les acteurs cherchent, en permanence, à maximiser leurs profits en se montrant plus innovants, plus rapides que leurs concurrents directs, sur le même segment de marché. Cependant le coût social, politique et environnemental du paradigme de l’innovation – avec ses éléments principaux, l’accélération croissante du rythme de l’économie mondiale, la mise en place de moyens d’Etat de plus en plus coercitifs, la transformation même de la nature humaine à l’aide du projet transhumaniste – se révèlent de plus en plus couteux. Il n’est certes pas ici nécessaire d’égrener la trop longue liste des désastres et des destructions sociales orchestrées par la mise en place de la « charte de l’innovation » (nous l’avons fait dans d’autres articles). Mas il paraît difficile de les nier, sauf à refuser de prendre en compte l’ambiguïté fondamentale du modèle social de l’innovation ainsi que de l’action de ses principaux représentants, les fameux prospectivistes.

Comme dans Star Wars, la célèbre saga de Georges Lucas, il apparaît que la force est une réalité ambivalente. Elle peut aussi bien servir à défendre la veuve et l’orphelin, la princesse Leia, l’Alliance rebelle, qu’à renforcer le pouvoir de l’Empereur ou celui de l’Etoile noire. Mise entre les mains de Dark Vador ou de Luke Skywalker, elle ne donne pas les mêmes résultats. Dans un cas elle participe à la destruction du monde, dans l’autre à sa reconstruction. C’est pour avoir oublié cette ambiguïté, cette ambivalence fondamentale de l’innovation que les décideurs contemporains et leurs conseillers en futurologie nous ont conduits au désastre de l’épidémie de covid-19. Pourtant rien ne nous est fondamentalement interdit. Il est encore possible, sur les bases d’une véritable prise de conscience populaire, de réorienter notre modèle économique et social, de décélérer enfin. Let the force be with you !

Michael Paraire 30/05/2020

Notes

1 – Sur l’importance de l’institutionnalisation des normes dans la création d’un jeu de rôles conformes aboutissant à la création d’un ordre social déterminé voir Talcott Parsons dans Le Système social : « Par suite de l’intériorisation de la norme, l’obéissance qu’elle réclame tend à prendre pour le moi une signification personnelle expressive, et/ou instrumentale. Ensuite, la structuration des réactions d’autrui à l’égard des actions du moi sous l’aspect de sanctions, est fonction de leur conformité à la norme. Par conséquent l’obéissance comme mode direct d’accomplissement de ses propres dispositions-besoins tend à coïncider avec l’obéissance comme condition permettant de provoquer la réaction favorable d’autrui et d’éviter les réactions défavorables. Dans la mesure où, relativement aux actions d’une pluralité d’agents, l’obéissance à une norme d’orientation de valeur remplit les conditions de ces deux critères, c’est-à-dire dans la mesure où aux yeux de n’importe quel agent du système, il est à la fois mode d’accomplissement des dispositions-besoins du moi et condition propre à optimiser la réaction d’autres agents pertinents, nous dirons que cette norme est institutionnalisée. » Cité par C. Wright Mills dans L’Imagination sociologique, Maspero, 1967, p.30

2 – Sur l’importance des notions de normes, d’institution ou de charte déterminant le fonctionnement social voir Malinowki dans Théorie scientifique de la culture : «  Pour accomplir ses desseins, pour parvenir à ses fins, quelles qu’elles soient, l’homme doit s’organiser. Comme nous aurons l’occasion de le montrer, l’organisation implique un thème ou une structure bien précise (…) Cette unité élémentaire d’organisation, je la désignerai par un terme consacré mais qui n’est pas toujours très clairement défini, ni utilisé rigoureusement, celui d’institution. C’est un concept qui implique un accord mutuel sur un ensemble de valeurs traditionnelles qui rassemblent les êtres humains. Il implique en outre que ces êtres humains entretiennent un certain rapport les uns avec les autres (…) Liés par la charte de leurs desseins ou de leur mission traditionnelle, respectant les normes propres à leur association, agissant par l’intermédiaire de l’appareil matériel qu’ils manipulent, les êtres humains œuvrent de concert et par là trouvent à satisfaire leurs désirs, tout en produisant un effet sur leur environnement ». Bronislaw Malinowski, Une Théorie scientifique de la culture, Maspero, 1968 et Seuil, coll. Points, p.38

3 – Sur la définition de l’habitus et la complémentarité entre l’analyse fonctionnaliste et les concepts de la sociologie de Pierre Bourdieu voir Pierre Bourdieu, Habitus, code et codification, dans Actes de la Recherche en sciences sociales, 1986 : «  Des notions que j’ai élaborées comme habitus, sont nées de la volonté de rappeler qu’à côté de la norme expresse et explicite ou du calcul rationnel, il y a d’autres principes générateurs de pratiques. […] L’habitus comme système de disposition à la pratique, est un fondement objectif de conduites régulières, donc de la régularité des conduites, et si l’on peut prévoir les pratiques (…) c’est que l’habitus est ce qui fait que les agents qui en sont dotés se comportent d’une certaine manière, dans certaines circonstances ». On ne confondra donc pas l’habitus avec l’habitude. L’habitus est un système incorporé de dispositions acquises dans le cadre du processus de socialisation qui conditionne une manière d’être et une certaine représentation du monde. Il varie en fonction de l’appartenance de classe.

4 – Un exemple de distinction évoqué par Pierre Bourdieu en matière musicale : « Les différences entre la musique classique et la chanson se doublent de différences qui, produites selon les mêmes principes, séparent à l’intérieur de chacune d’elles, des genres comme l’opéra et l’opérette, le quatuor et la symphonie, des époques, comme la musique contemporaine et la musique ancienne, des auteurs et enfin des œuvres ; ainsi parmi les œuvres musicales, Le Clavecin bien tempéré et le Concerto pour la main gauche (dont on verra qu’ils se distinguent par les modes d’acquisition et de consommation qu’ils supposent) s’opposent aux valses de Strauss et à la Danse du sabre, musiques dévaluées soit par leur appartenance à un genre inférieur (« la musique légère »), soit du fait de leur divulgation (la dialectique de la distinction et de la prétention renvoyant à l’ « art moyen » dévalué les œuvres d’art légitime qui se vulgarisent).

5 – Les individus qui ont socialement perdu pied par rapport à l’exigence d’innovation. Ceux qui n’ont pas su s’adapter, qui n’ont pas su se renouveler, par exemple, les chômeurs, mais aussi tous les membres de profession considérées comme obsolètes, sont mal vus et n’entrevoient plus qu’avec difficulté leur propre avenir. Dans La Misère du monde (1993), Pierre Bourdieu, montre clairement, à travers les entretiens dont il a dirigé la recollection que la souffrance sociale est grande pour tous ceux qui ne parviennent plus à se renouveler, à se réinventer. Ils n’entrevoient plus d’avenir possible. L’impossibilité d’imaginer un futur viable pour soi ou pour ses enfants constitue également un marqueur social comme en témoignent cet agriculteur qui déclare « on travaille mais on ne sait pas où c’est qu’on va. », cet ancien cadre au chômage qui affirme « l’avenir je ne sais pas ce que c’est » ou cet OS qui n’ose pas trop se prononcer ni sur l’avenir de ses enfants ni sur celui de son usine.

6 – Spécialiste de sociologie de l’activité scientifique Robert K. Merton a particulièrement montré l’ambivalence de la science dans la mesure où elle est partie-prenante de la société. Dans The Sociology of science, theory and empirical investigations (1957) il montre par exemple comment les scientifiques sont tiraillés entre d’une part l’idéal de désintéressement, d’ouverture d’esprit, d’humilité qui les motive pour parvenir à construire leur savoir et d’autre part les exigences de promotion de leur carrière, à l’intérieur de l’institution, qui les conduit à être beaucoup moins « coopératifs » qu’ils ne prétendent souvent l’être. Cette ambivalence fondamentale explique que la science elle-même, comme activité humaine, ne soit pas absolument neutre ni objective. Elle est traversée, comme toutes les autres activités, par des réalités pulsionnelles, des intérêts contradictoires. N’étant pas un pur lieu de savoir désintéressé, on comprend mieux dès lors les querelles ou polémiques, qui peuvent naître dans le domaine scientifique lui-même.

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