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Un quart d'heure avec le penseur
20 mai 2020

L’utopie néolibérale du Futur, attracteur étrange ou tourbillon destructeur ?

Illustration tourbillon en-tête 1On se pique beaucoup de science dans les milieux de la prospective. Les philosophes du futur ne sont pas simplement adeptes de films d’anticipation-fiction. Ils ne jurent pas uniquement par Asimov, Boule, Lovecraft ou Philip K. Dick. Il y a aussi dans leurs réflexions une véritable appétence pour la science et ce d’autant plus que la plupart d’entre eux ont une véritable formation scientifique ou un niveau très élevé en philosophie des sciences. C’est le cas, par exemple, de Michel Serres, de Jacques Attali, de Joël de Rosnay ou de Nick Bostrom.

Mais le fait d’user de théories et de concepts scientifiques « novateurs » n’empêche pas de dire des bêtises, bêtises que dans un ouvrage qui a fait date, Les Impostures intellectuelles (1992), Alan Sokal et Jean Bricmont, deux physiciens de haut niveau, avaient déjà dénoncées et dont ils s’étaient moqués avec beaucoup d’humour. On se souvient du scandale que leur ouvrage avait déclenché dans le petit milieu intellectuel de Saint-Germain-des-Prés. Traités de populistes, les deux scientifiques avaient finalement été muselés par les medias dominants parce que leurs analyses mettaient en évidence les incompréhensions, les insuffisances des philosophes postmodernes à la mode, usant souvent de manière dénuée de sens de concepts scientifiques pompeux. Les réputations de Jacques Lacan, Julia Kristeva, Jean Baudrillard, Luce Irigaray, Bruno Latour, Gilles Deleuze s’en étaient trouvées un peu ternies, leur étoile avait quelque peu pâli.

Peut-on en dire autant des prédictions et des modèles utopiques élaborés par les prospectivistes ? Nous avons déjà eu l’occasion de montrer que l’une des raisons pour lesquelles les prédictions et les prospectives des gourous du futur sont erronées, c’est parce qu’elles imposent a priori une image du futur qu’elles prétendent découvrir ensuite, en suivant le chemin de l’enquête scientifique. Il s’agit en quelque sorte de ce que Bergson appelait une « illusion rétrospective » : la fin de l’histoire est en quelque manière posée avant même son début. C’est également une variante de l’adage célèbre : « prendre ses rêves pour des réalités ».

Il ne suffit donc pas d’aligner des chiffres, des tableaux ou de construire des modèles, des scénarios originaux pour que la prédiction que l’on prétend opérer soit juste. Pour qu’il y ait véritablement prédiction, il faut que les informations que l’on rentre dans la « matrice » soit justes également. De plus il ne faut pas que les biais méthodologiques, les hypothèses « ad hoc » soient légion, sinon, là encore, la prédiction n’est pas possible. Enfin, puisque les prospectivistes se présentent comme des réformateurs bienveillants, des gestionnaires des risques du futur, des anticipateurs de catastrophe, encore faut-il se demander quels modèles scientifiques ils utilisent.

Sous ce rapport, il nous semble que les prospectivistes s’appuient, pour développer leurs scénarios les plus récents, sur ce l’on appelle en physique la « théorie du chaos déterministe ». Dans cette théorie ils ont trouvé des concepts, « attracteurs ponctuels », « singleton », « attracteurs étranges », « chaos déterministe » qui leur permettent de répondre à certaines de leurs inquiétudes quant à l’instabilité du monde et à son évolution hyperaccélérée. Il n’est pas douteux en effet que le monde est un système dynamique, c’est-à-dire un système qui évolue en fonction du temps. Si l’on observe donc beaucoup d’instabilité dans le temps, beaucoup de désordre, si l’on voit le nombre des catastrophes croître, on peut être tenté d’utiliser les acquis de la physique du chaos pour les adapter aux modèles d’explication et de prédiction du réel économique, politique et social.

Sur le principe d’une réflexion analogique entre analyse scientifique et analyse philosophique il n’y aurait, à première vue, rien à redire, tant il est vrai que les plus grands philosophes se sont nourris des acquis de la science pour développer leur propre pensée, de Thalès à Noam Chomsky, en passant par Platon, Aristote, Epicure, Descartes, Leibniz, Spinoza, Kant, Hegel ou Auguste Comte 1. Mais la question que nous voudrions poser est de savoir si l’usage de la théorie du chaos déterministe, telle qu’elle est proposée par les penseurs contemporains du futur, est bien légitime 2. Dans quelle mesure les prospectives de Jacques Attali ou de Nick Bostrom se nourrissent-elles de cette théorie ? S’agit-il une nouvelle fois d’une imposture intellectuelle, d’un coup de force théorique ainsi que l’avaient vu, en leur temps, Sokal et Bricmont ? Et si tel est le cas quel est le modèle de compréhension scientifique qu’il faut leur préférer si l’on veut comprendre réellement ce qui nous arrive, en cette période de crise systémique mondiale ?

 

 

L’utopie néolibérale du futur : un drôle d’ « attracteur étrange »

 

Contrairement à ce que l’on croit souvent, la théorie physique du chaos ne consiste pas à constater qu’il y a du chaos, de l’incertitude, de l’aléatoire dans le monde, mais à le modéliser mathématiquement, à expliquer et à prévoir ce chaos, à le domestiquer en quelque sorte. C’est pourquoi la physique contemporaine du chaos s’appelle « théorie du chaos déterministe » et non « théorie physique de l’indétermination absolue ». Il s’agit donc de proposer des modèles mathématiques et physiques pour essayer d’expliquer et de prévoir, malgré l’indétermination et la complexité des mouvements constatés, la direction, la trajectoire, le sens, des différents phénomènes à venir. Introduire le déterminisme explicatif et prédictif au cœur de l’indétermination fondamentale des choses, c’est donc le pari de la théorie du chaos.

C’est ainsi qu’est apparue dans les années 60 sous la plume du mathématicien et météorologue Edward Lorenz (1917-2008) la notion d’ « attracteur étrange ». Lorenz est connu pour sa théorie de l’ « effet papillon ». Il fut, en effet, le premier à poser la question de savoir si un battement d’aile de papillon pouvait avoir des conséquences imprévisibles sur une série d’événements qui se passent à l’autre bout de la planète. L’auteur de L’Essence du chaos est donc souvent utilisé comme référence pour illustrer l’idée de l’imprévisibilité des phénomènes complexes. Ayant su en effet illustrer avec brio le fait que d’infimes variations dans les conditions initiales entre deux systèmes physiques semblables (deux corps en mouvement) peuvent produire des bifurcations, des variations gigantesques – entre les trajectoires de ces deux systèmes (entre deux corps, deux particules, par exemple) – Lorenz a clairement expliqué pourquoi les prévisions à long terme étaient difficiles : cela tient à la très grande variabilité des conditions initiales dans lesquelles se trouvent les phénomènes du monde et aussi au nombre des causes inconnaissables et à celui de leurs interactions entre elles.

Pourtant, Lorenz n’a pas voulu dire avec son « effet papillon » que les phénomènes étaient trop complexes pour être prévus. Il a même introduit un autre concept celui d’ « attracteur étrange » –qui a lui aussi une forme géométrique, composée de deux ailes semblables à celles d’un papillon – pour montrer que malgré la variabilité des conditions initiales certains phénomènes, après avoir empruntées des trajectoires différentes, finissent par emprunter les mêmes chemins, se retrouvent autour de la même moyenne, sur la même forme. Cette forme ressemble donc à deux ailes de papillon, c’est ce que l’on appelle un « attracteur étrange ». Etrange, parce qu’il est parfaitement inattendu que les phénomènes apparemment instables finissent par obéir à un ordre, une structure, parviennent même à former un dessin, imprévisible à l’origine. La notion d’attracteur étrange, avec sa forme particulière, réintroduit donc le déterminisme au sein de l’indéterminisme : le chaos semble déterminé à s’organiser, à prendre une forme mathématique particulière, sous certaines conditions, au bout d’un certain laps de temps.

Or notre idée est que les futurologues, ceux que nous avons appelés les « gourous du futur », voudraient bien que leur image du futur soit un « attracteur étrange ». Autrement dit, ils voudraient bien que la forme qu’ils dessinent de l’avenir avec l’Etat mondial et l’IA constituent un pôle solide de stabilisation contre le désordre et le chaos qu’ils voient se multiplier dans le monde. La forme qu’ils dessinent du futur serait alors une forme politique parfaite, capable de faire évoluer l’ensemble du système planétaire vers un état stable. Pourtant, s’il apparaît que leur modèle loin de produire de l’ordre, de l’équilibre, de la stabilité conduit, au contraire, à accroître le désordre économique, politique et social, il faudra reconnaître alors que l’usage qu’ils font du concept d’attracteur est invalide. En masquant, avec leur modèle, l’instabilité que leur propre idéal utopique génère, ils tombent alors dans l’imposture intellectuelle, tout le modèle n’étant en réalité destiné qu’à masquer le chaos environnemental, économique et social généré par ceux qui portent l’idéal de la construction des institutions planétaires de demain.

 

Jacques Attali et l’aile de papillon

 

Tout d’abord si l’on étudie sérieusement l’ouvrage le plus utopique de Jacques Attali, Demain qui gouvernera le monde ? (2011) il apparaît très clairement que son argumentation relève d’un certain usage de la théorie du chaos déterministe. Ainsi dans les trois derniers chapitres, intitulés respectivement « demain, l’anarchie du monde », « un gouvernement idéal du monde » et « demain le gouvernement du monde » le mouvement de pensée s’opère clairement du désordre vers l’ordre, de l’incertitude vers la certitude, de l’indétermination vers la détermination, comme en théorie du chaos déterministe. Après avoir égrené une longue suite de catastrophes, de désastres systémiques locaux et globaux auxquels se trouve exposé potentiellement le monde – « désordres financiers en chaîne », « démographie hors de contrôle », « guerres en cascade », « pénurie des matières premières », « destruction de la nature » voir « destruction de la vie par un choc astéroïde » –, Jacques Attali peut exposer son modèle parfait d’Etat mondial fédéral comme réponse à un « risque de crise systémique ». Il s’agit comme il le dit lui-même de sortir du chaos 3, pour aller vers un monde meilleur. Les désastres ne sont qu’une transition de phase, un moment transitoire, en attendant la constitution d’une forme supérieure d’ordre géopolitique global.

L’utopie du « Global state » apparaît alors comme l’un des éléments constitutifs de la forme fixe, ce que l’on pourrait appeler en physique du chaos l’une des « ailes » de l’attracteur étrange vers lequel doit converger le système pour se stabiliser. Avec sa « charte mondiale », son « code juridique mondial », « ses lois mondiales », son « parlement tricaméral mondial » (notamment son Sénat, sa Haute Assemblée, heureusement dénommée « Chambre de Patience », et composée idéalement de titulaires d’un prix Nobel, ce qui manque assurément à Jacques Attali), son exécutif mondial (dirigé par le fameux « heptavirat ») et sa Cour de justice mondiale, Attali nous propose le modèle parfait, le plan de construction achevé, l’architecture politique idéale pour la résolution de toutes les contradictions du capitalisme moderne.

Enfin, cette perfection est toute théorique et autoproclamée car, dans la réalité, il n’en va pas ainsi. Loin d’être un point de stabilité, l’idéal utopique de constitution du grand état fédéral mondial a coûté très cher aux différents peuples de la planète. C’est au nom de l’Etat mondial du futur et du meilleur des mondes à venir que l’on a imposé aux différents pays, partout sur la planète, des « ajustements structurels » destructeurs 4. C’est pour harmoniser la comptabilité mondiale en vue de réussir l’intégration dans le « Global state » de la « Global society » que tant de normes comptables destructrices ont été imposées aux pays pauvres comme au pays riches, provoquant des désordres terribles chez les uns et les autres : émeutes et famines en Afrique, par exemple, destruction des Etats sociaux keynésiens aux Etats-Unis et en Europe, jusqu’à la ruine très récente de notre système sanitaire, bien visible au cours de la crise du covid-19.

Loin d’être un point de stabilisation, l’utopie futuriste de l’Etat global est un point de déstabilisation qui accroit le chaos dans lequel nous nous trouvons jetés avec le processus de la mondialisation néolibérale. L’usage de la matrice de la physique du chaos apparaît ainsi comme totalement injustifié : le schéma d’Attali n’est pas orienté du désordre vers l’ordre mais à l’inverse de la modélisation d’un certain type d’ordre vers le désordre. Il Illustration attracteur étrange milieu textes’agit clairement d’un usage frauduleux des concepts de la physique de l’aléatoire. Si l’on ajoute à cela le fait que tout cet appareil théorique n’a pour but que de masquer le problème de « l’accélération », dont le principe était si cher à Alvin Toffler, l’auteur du Choc du futur, véritable inspirateur de la pensée d’Attali et des prospectivistes libéraux, alors on ne peut conclure qu’à une imposture intellectuelle.

 

Nick Bostrom et le singleton totalitaire

 

On pourrait d’ailleurs en dire autant du modèle et des scénarios élaborés par Nick Bostrom dans Superintelligence. L’émergence de la Superintelligence se présente, en effet, comme une réponse au « développement exponentiel de la croissance, de la productivité, de la technologie » et à ses conséquences aléatoires. Bostrom entrevoit la possibilité pour une hypothétique machine intelligente de se constituer en « singleton », c’est-à-dire en élément singulier, ultime, de contrôle de l’ensemble des autres intelligences et du pouvoir mondial. Il donne cette définition du « singleton » dans son glossaire : « unique institution mondiale au pouvoir efficace (mais qui peut contenir de nombreuses fonctions et intérêts), doté d’un haut pouvoir de décision et dans laquelle les problèmes importants de coordination internationale sont pour la plupart résolus ». La Superintelligence comprise comme « intellect global dépassant largement la performance cognitive des humains dans tous les domaines possibles » pourrait alors se constituer en « souverain » c’est-à-dire au sens de Bostrom en « Intelligence Artificielle réagissant de manière autonome en poursuivant dans le monde des objectifs très variés ». Un superordinateur aux commandes du monde ! On en rêve déjà !

Ici du reste l’utopie transhumaniste de Bostrom semble prêter main forte à celle de l’Etat planétaire pseudo-démocratique d’Attali : elle est comme la deuxième aile du papillon de l’utopie néolibérale. Tout se passe comme si les deux modèles convergeaient pour n’en former plus qu’un seul. Du reste Attali n’y est pas du tout hostile puisqu’il fait un clin d’œil au transhumanisme dans Demain qui gouvernera le monde ?  en imaginant qu’au sein de la Chambre de Patience les futurologues réfléchiront aux différents moyens d’améliorer l’espèce humaine pour lui permettre de survivre : «  sur-vivre en se transformant génétiquement pour devenir capable d’affronter des conditions radicalement différentes ». Les deux formes politiques se complètent donc pour ne former qu’un seul et même attracteur étrange. Ce sont les deux ailes du papillon de l’utopie du futur.

La politique mondiale deviendrait alors en une simple question de gestion numérique des flux. La dimension aléatoire des phénomènes sociaux et économiques trouverait sa solution dans un développement technologique et étatique pur. N’est-ce pas là l’idéal de la société néolibérale parfaite, avec son Capital global, son Etat global régulateur et son intelligence artificielle servo-commandée comme outil de gestion et de contrôle des populations ? La constitution de ce « singleton politique mondial » c’est ce que nous avons appelé, pour notre part, l’idéal totalitaire du fascisme numérique d’Etat, le « fascisme 2.0 », mais traduit, par nos prospectivistes, dans le langage de la physique du chaos déterministe.

Aussi on ne nous en voudra pas de douter du caractère multipolaire des scénarios de contrôle du « singleton » de Bostrom. Car ce qui nous inquiète au plan politique c’est l’effet destructeur en terme de perte de souveraineté dans la construction de tous ces singletons, ces attracteurs politiques locaux. Qui ne remarque en effet que toutes les tentatives d’intégration en vue de former l’Etat mondial global pseudo-démocratique, marquent systématiquement une perte croissante de pouvoir et d’autonomie pour les peuples ? Plus le scénario du Grand Etat Mondial se met en place et plus le pouvoir du peuple, le pouvoir du démos, ce qui est censé être au fondement de la démocratie se délite, jetant les populations dans le chaos et le désarroi. La politique sombre lentement dans le désespoir et la confusion tandis que les solutions d’intégration à haut niveau planétaire se mettent en place.

Une fois encore nous sommes à front renversé avec le schéma explicatif et prédictif de la théorie du chaos déterministe : tandis que l’attracteur étrange est censé constituer une forme fixe pour expliquer la variation antécédente des phénomènes, dans le cas de l’utopie du singleton étatique et politique mondial, on s’aperçoit que la progression vers l’idéal produit de plus en plus de chaos, d’incertitude et d’aléatoire. L’explication par la théorie prospectiviste de l’Etat global n’est qu’une imposture intellectuelle qui cherche à se masquer à elle-même et aux autres, – en plus de son caractère totalitaire – l’incroyable source de perturbation, de choc en retour, d’effet boomerang qu’elle constitue en réalité.

Loin de proposer une figure stable, l’image du futur construite par les prospectivistes néolibéraux est porteuse d’un fort coefficient de perturbation, de dégradation, d’incertitude. Elle ne diminue pas l’incertitude environnementale, économique, sociale, politique elle la fait croître en imposant, comme nous l’avons déjà montré, une accélération destructrice constante à l’ensemble de l’économie planétaire. La conséquence en est que loin de renforcer les piliers de l’ordre économique et social planétaire, l’image du futur les détruit. Elle fait voler en éclat toutes les protections sociales, nationales et locales. L’utopie néofuturiste n’épargne rien ni personne. Telle une tornade, elle détruit tout sur son passage. Elle n’est pas un attracteur étrange mais un étrange attracteur dont l’effet d’hyper-accélération est absolument mortifère.

 

Zygmunt Bauman, le monde liquide et le modèle du vortex

 

 

Dans ces conditions on peut se demander si un schéma explicatif et prédictif, issu des sciences dures, peut être utilisé pour comprendre l’évolution de la dynamique des situations au niveau mondial. Peut-être, après tout, cela n’est-il pas possible. Et si l’utopie néofuturiste fondée sur la théorie physique du chaos ne constitue pas un paradigme valide pour analyser l’évolution complexe de notre univers économique mondial, alors peut-être cela marque-t-il une impossibilité radicale quant à la tentative d’expliquer, de prédire ou d’imaginer un autre monde. Il nous semble pourtant que tel n’est pas le cas.

Pour comprendre les effets de l’utopie néofuturiste sur les événements du monde, ce n’est donc pas avec la notion d’ « attracteur étrange », issu de la théorie du chaos, qu’il faut opérer la comparaison, mais avec celui du modèle mathématique du vortex, du tourbillon. Le vortex qui désigne en mécanique des fluides une modélisation capable de décrire les mouvements d’un écoulement tourbillonnaire permet, en effet, de bien mieux appréhender ce qui nous arrive que tous les scénarios de chaos déterministe proposés par les prospectivistes néolibéraux.

Ainsi le concept de « vorticité » 5 qui désigne l’intensité de la rotation d’un tourbillon permet, par exemple, de comprendre pourquoi nous percevons une dégradation de plus en plus grande de notre environnement naturel, social ou économique. C’est que plus la vorticité est grande, plus l’intensité de la rotation est importante et plus le système est instable. On dit alors, en mécanique des fluides, que le système passe de l’état « laminaire » relativement stable (correspondant à des vitesses faibles) à l’état « turbulent » (caractérisé par des vitesses élevées et une forte dissipation d’énergie). Or, avec la mondialisation néolibérale c’est exactement ce qui nous arrive : nous sommes pris dans un tourbillon de plus en plus instable parce que la vorticité du système, l’intensité de sa vitesse de rotation, est de plus en plus grande.

Zygmunt Bauman qui, dans La Modernité liquide, La Vie liquide ou Le Présent liquide, a beaucoup insisté sur la liquéfaction des institutions et des rapports sociaux, aurait sans doute apprécié ce modèle, puisqu’il permet d’expliquer et de prédire l’augmentation croissante de la part d’incertitude dans les phénomènes environnementaux ou sociaux soumis à la mondialisation néolibérale. C’est bien ce modèle qui explique, en effet, pourquoi nous évoluons dans des environnements naturels et sociaux de plus en plus fragiles et instables (perturbation du climat, destruction des espèces, épuisement des ressources, destructions des législations sociales, dilution des institutions de protection économiques, juridiques, sanitaires etc..). L’accélération de la vitesse de rotation des échanges, partout autour de la planète (échange de marchandises, flux financiers etc..) a fait sans cesse croitre dans les systèmes sociaux qui y étaient soumis l’instabilité de ces mêmes systèmes.

En quelques années, après la chute de l’URSS et avec le développement de la révolution numérique, s’est opéré la transition de l’état « laminaire » à l’état « turbulent » et nous pouvons dire aujourd’hui que notre avenir n’a jamais été aussi indéterminé, incertain que depuis que nous sommes entrés dans le vortex de la « mondialisation heureuse ». Des sociétés avancées qui possédaient des structures apparemment solides, parfois millénaires, ont soudainement vu leur paysage bouleversé en temps réel. Elles ont été prises dans une sorte de tornade qui a détruit tous les rapports sociaux anciens mais aussi toutes les perspectives d’avenir.

Les structures sociales se sont ainsi fluidifiées, dissoutes, comme le dit Zygmunt Bauman. C’est ce que l’on pourrait appeler l’ « effet centrifugeuse » de la mondialisation. Comme dans une centrifugeuse, un robot destiné à faire des jus à partir des morceaux de fruits placés dans la machine, l’accélération néolibérale à broyé et liquéfié les anciens rapports sociaux, les anciennes structures (l’Etat-nation, l’Etat-social, la famille, les partis, les églises, les identités culturelles etc…) mais n’a rien proposé de solide en remplacement. Elle a laissé les individus, perdus, seuls face à la machine, au milieu du vortex en accélération constante. Il s’agit en fait d’une méthode de perturbation qui est en même temps une méthode de domination politique.

Mais, si Bauman, dès les années 90, avait bien compris toute la gravité et la dangerosité du « vortex » néolibéral – il en avait parfaitement décrit les conséquences néfastes pour les peuples dans Le Coût de la mondialisation – il n’avait pas vu que la « centrifugeuse » néolibérale n’est pas seulement un système de causes efficientes, une machine à broyer les peuples au fur et à mesure de son développement ultrarapide. Elle est aussi un système de causes finales, c’est-à-dire de buts, d’objectifs à atteindre au nom de l’idéal noble de la régulation planétaire. Ce qu’il n’avait pas vu c’est que la vitesse à laquelle fonctionne la centrifugeuse, la vorticité du tourbillon n’est pas seulement fonction de la quantité d’énergie et de mouvement que les acteurs de la mondialisation dépensent pour faire avancer le processus. Elle est aussi fonction de l’attraction qu’exerce l’idéal de perfection du futur achevé, en équilibre, sur ces mêmes acteurs.

C’est là qu’apparaît la fonction à la fois déterminante et nocive de ce que nous avons appelé l’utopie néofuturiste de la société néolibérale parfaite. Elle n’est pas un attracteur étrange au sens où, comme nous l’avons dit, elle n’a pas pour fonction de créer un état stable qui permettrait de faire diminuer l’incertitude, les désastres du monde. Au contraire, elle est un étrange attracteur parce que c’est pour une part en son nom à elle que l’on accélère tous les mouvements destructeurs qui aboutissent aux catastrophes environnementales, sociales, culturelles auxquelles nous assistons.

 

 

Schopenhauer, la critique de l’imposture de Hegel et les digues de Machiavel

 

L’usage de la théorie du chaos, largement exploitée par les prospectivistes dans le cadre de la construction de leurs scénarios du futur, apparaît donc comme totalement inapproprié. Un modèle, celui de l’attracteur étrange de Lorenz, vient en dissimuler un autre qui fonctionne à plein régime dans le monde réel, celui du vortex. Cela ressemble fortement à un tour de passe-passe, un jeu de bonneteau. Une fois de plus il s’agit d’une imposture intellectuelle, destinée à masquer la réalité des faits. Quand ce n’est pas simplement, ainsi que l’avaient montré Sokal et Bricmont, un pur et simple produit de la mode intellectuelle du temps, destinée à se faire mousser et à stupéfier un auditoire désorienté, en quête de sens, en lui imposant un schéma théorique d’explication et de prédiction qui paraît, en quelque manière, totalement inaccessible au commun des mortels.

Il est clair, en effet, que lorsqu’on utilise, en sous-main, dans ses analyses, des schémas conceptuels aussi complexes que la théorie du chaos, l’attracteur étrange, l’attracteur local, le singleton ou la transition de phase vers la superintelligence, on impressionne forcément son auditoire.

Il y a quelque chose de souvent fascinant à voir avec quelle dextérité intellectuelle ces notions sont utilisées par quelques-uns des plus grands prospectivistes. Encore une fois ce n’est pas une question d’intelligence. C’est simplement une question de pouvoir. Pour asseoir son pouvoir, l’intelligence humaine, particulièrement celle des décideurs est capable de mobiliser des ressources considérables. Et puis nous ne sommes plus à l’heure de la bonne parole. Il ne suffit plus de dire au peuple « heureux les malheureux » ou « les derniers seront les premiers ». Nous évoluons dans un monde où la technoscience est devenue centrale, incontournable. Le discours de l’idéologie dominante ne peut donc plus se contenter de simples appels à l’espérance ou de discours empreints de mièvrerie sur l’enfer, le purgatoire et le paradis.

Mais cela n’enlève rien au fait comme l’affirme l’adage populaire que : «  la montagne accouche d’une souris ». Ici on peut répéter les propos de Schopenhauer dans Contre la philosophie universitaire, jugeant sévèrement les aspects les plus évanescents et logomachiques de la philosophie de Fichte, de Schelling ou encore de Hegel dont il était collègue à l’université de Berlin et qu’il considérait comme un « pur sophiste » : « pour dissimuler leur manque d’idées réelles, beaucoup s’abritent derrière un appareil imposant de longs mots composés, de phrases creuses embrouillées, de périodes à perte de vue, d’expressions nouvelles et inconnues, toute chose dont le mélange donne un jargon d’aspect savant des plus difficiles à comprendre. Et avec tout cela ils ne disent rien. On n’acquiert aucune idée, on n’accroit aucunement sa connaissance, et l’on doit se contenter de dire en soupirant : ʺ J’entends bien le claquet du moulin, mais je ne vois pas la farine. ʺ Ou bien l’on ne constate que trop clairement quelles idées pauvres, communes, plates et rudimentaires, se dissimulent derrière l’ambitieux pathos ».

Avec la distance du temps, on s’aperçoit également que certains des travers que Schopenhauer avait diagnostiqués sont toujours d’actualité : « Pour étouffer le bon et faire valoir sans obstacle le mauvais, ils font bloc, à la façon de tous les faibles, forment des coteries et des partis, s’emparent des journaux littéraires dans lesquels, comme dans leurs livres, ils parlent avec un profond respect et un air important de leur chef d’œuvres respectifs, et grâce à ses moyens, mènent par le nez le public myope. Ils ressemblent aux véritables philosophes à peu près comme les anciens maîtres de chant aux poètes ».  Bien sûr, ces arguments ont peu porté, les yeux ne se sont pas décillés et tandis que le cours à l’université de Berlin de Hegel était complet, celui de Schopenhauer est demeuré désespérément vide, au point que ce dernier a dû démissionner de son poste.

Pourtant et même si aujourd’hui le combat intellectuel paraît bien inégal – il est clair en effet que les prospectivistes ne jouent pas à la même échelle, dans la même cour, que l’auteur de ces lignes – il n’en est pas moins nécessaire. Si l’on veut en effet sortir de la crise, il faut impérativement déchirer ce que Schopenhauer dans Le Monde comme volonté et comme représentation appelait le « voile de Maya ». Il faut être capable de comprendre ce qui se passe réellement dans le monde, derrière l’apparence des phénomènes et des discours médiatiques trompeurs. Il ne faut pas se laisser tromper par les explications évanescentes, ou donner dans les panneaux des éléments de langage proposés par les tenants de la « novlangue du futur ». On ne sortira pas du labyrinthe de la mondialisation, du vortex de l’accélération globale néolibérale si l’on n’a pas ce que Descartes avec justesse appelait les « idées claires et distinctes ».

Il est donc essentiel de savoir si le chaos dans lequel nous sommes jetés est une simple transition de phase, un moment transitoire vers un état stable parfait, tel qu’il nous est vanté par Attali, Bostrom et tous les tenants du modèle de l’utopie du futur accéléré, de l’attracteur étrange néolibéral ou bien si l’instabilité, le chaos croissent en raison directe de l’intensité de la vitesse du vortex de la mondialisation. En fonction du choix de modèle explicatif que l’on opère, pour rendre compte des désastres que nous traversons, on est amené à faire des choix politiques et idéologiques totalement divergents. Dans le premier cas on continuera à demander plus de gouvernance globale et donc, selon nous, à accentuer la crise. Dans le second on optera pour un modèle de démondialisation, de déconstruction de la mondialisation néolibérale par ralentissement, freinage, décélération. Nous sommes à l’heure des choix. Entre Jacques Attali et Zygmunt Bauman il faut impérativement choisir et il vaudrait mieux ne pas se tromper.

Car il est encore temps, pour utiliser l’image de Machiavel dans Le Prince, de reconstruire, face au « fleuve en crue » de la mondialisation, des « digues », de remettre en place des structures de protection solides, par exemple, celles du Welfare State, de l’Etat-providence, de l’Etat colbertiste en France, détruites par trente-cinq ans de politique de dérégulation néolibérale. Mais il est temps également de renverser la table, de faire confiance à la base, de retourner au terrain, à la « puissance du petit peuple » dont parle Michel Onfray, afin de reconstruire, au niveau local, une démocratie efficace, digne de ce nom. Le moment est venu d’articuler intelligemment le niveau national et le niveau local, en repartant de la base et en reconstruisant, pas à pas, un autre monde, plus stable, plus solide, plus soucieux de la vie des individus, plus humain, tout simplement.

 

Michael Paraire 15/05/2020

 

Notes

 

1 – Sur l’importance de la science dans la constitution et l’évolution des systèmes philosophiques voir notre propre histoire de la philosophie Comprendre les grands philosophes (2012). Dans cet ouvrage se trouve mis en évidence le lien très fort qui unit l’ensemble d’un système philosophique à ses principes théoriques premiers (synchronie) mais aussi le dialogue qui existe, au niveau théorique, entre les philosophes du point de vue de ces mêmes principes (diachronie). Par exemple, on ne comprend pas en profondeur la pensée politique de Platon si l’on ne sait pas ce qu’est sa méthode dialectique de pensée comprise comme méthode de raisonnement par « division et rassemblement ». De même on ne comprend pas en profondeur le système d’Aristote si l’on ne connaît pas sa théorie du raisonnement logique ou théorie du syllogisme catégorique. C’est cette nouvelle logique, totalement opposée à la dialectique de Platon, qui explique la rupture avec le maître et toutes les grandes différences d’appréciation politique mais aussi éthiques et esthétiques entre les deux hommes, bien plus qu’un hypothétique désir de « meurtre du père » entendu en son sens freudien. Il en va ainsi de l’évolution et du dialogue entre tous les grands systèmes de pensée philosophique.

 

2 – Contrairement à plusieurs spécialistes de philosophie analytique, nous ne rejetons absolument pas l’usage de la méthode dite « analogique » en philosophie. Au contraire, bien des systèmes de philosophie reposent sur une extension de découvertes opérées au niveau théorique formel puis appliquées, ensuite, à l’analyse d’autres domaines de la réalité, éthique, politique, esthétique. Chez Aristote, par exemple, dans L’Ethique à Nicomaque, la vertu est définie comme « juste milieu » entre deux contraires, l’un par excès, l’autre par défaut (ex : le courage est un juste milieu entre la témérité et la lâcheté). Cela est à rapprocher avec la théorie logique, développée dans les Premiers et les Seconds analytiques de la constitution des éléments de base du syllogisme : le grand terme, le petit terme et le moyen terme.

La recherche du juste milieu dans le domaine éthique est à penser en rapport avec la recherche du moyen terme dans le syllogisme aristotélicien. Il s’agit bien d’un raisonnement à caractère analogique mais cela ne constitue aucunement un problème. La question est simplement de savoir si la vertu est bien un juste milieu entre deux contraires. Or il nous semble, comme l’a montré l’auteur de L’Ethique à Nicomaque, que tel est bien le cas. La question n’est donc pas de savoir si l’on peut utiliser le raisonnement analogique en philosophie mais si l’usage que l’on en fait est approprié, valide ou s’il ne l’est pas. On sombre dans l’imposture intellectuelle lorsque l’analogie, fondée sur des biais idéologiques et non scientifiques, est non valide.

 

3 – Le concept de chaos est répété à de nombreuses reprises dans Demain qui gouvernera le monde ? Tout le chapitre 8 est une présentation apocalyptique des désordres systémiques à venir, tandis que le chapitre 9 nous dévoile l’ « utopie théorique » du gouvernement mondial de Jacques Attali. Enfin, dans le chapitre 10, juste avant de présenter ses « dix chantiers » pour construire le gouvernement mondial de demain Jacques Attali s’exclame : « On se trouve donc dans un chaos total. Comment en sortir ? ». La réponse est évidente : en embrassant l’utopie du « gouvernement du monde », « pour le meilleur du monde », comme le dit Jacques Attali lui-même.

 

4 – Sur le rôle destructeur de la politique des « ajustements structurels » imposés par les grands organismes supranationaux voir Philippe Paraire, Le Village Monde et son château, essai contre le FMI, l’OMC et la Banque mondiale, troisième partie, « Le sombre bilan de l’ajustement structurel » (1995). Dans cet ouvrage mon père expliquait comment non seulement les pays pauvres mais aussi les pays riches ont été soumis, dès les années 80-90, aux politiques de destructions sociales imposées par les grandes instances mondiales. Déjà il dénonçait les conséquences de ces politiques destructrices dans le domaine social, environnemental mais aussi dans le domaine sanitaire. Avec la distance du temps, en pleine pandémie de covid-19, on voit à quel point il avait raison. Cela prouve aussi qu’il est possible de faire des prédictions justes. Il suffit simplement que le raisonnement « prospectif » ne soit pas biaisé par des considérations idéologiques manipulatoires, pompeuses et pseudo-utopiques.

 

5 – En proposant d’utiliser le modèle du vortex pour comprendre ce qui nous arrive, nous ne proposons pas, bien entendu, d’appliquer, stricto sensu, les équations que l’on trouve en dynamique des fluides à la situation présente (par exemple la notion de « vecteur tourbillon »). Néanmoins les concepts de « vorticité », d’état « laminaire » ou d’état « turbulent » nous semblent avoir un caractère opératoire dans le domaine de l’analyse économique et sociale du temps présent. Encore une fois le problème n’est pas de savoir si l’on utilise ou pas un raisonnement de type analogique – c’est tout à fait possible – mais si l’analogie est valide.

 

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Un quart d'heure avec le penseur
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